De quoi parle-t-on quand on parle d'Europe sociale ? La revue de l'Ires, l'institut de recherches économiques et sociales, décortique dynamiques, acteurs et enjeux. A lire avant l'élection des députés européens, dimanche prochain.
Alors qu'a lieu, dimanche 26 mai, l'élection des députés européens (*), quel état peut-on de dresser de cette fameuse "Europe sociale" dont chacun parle et débat sans toujours y associer un contenu précis ? Tel est l'objet du numéro spécial de la revue publié par l'Ires, l'institut de recherches économiques et sociales, dont nous résumons ici les apports de plusieurs chercheurs (**). Existe-t-il un modèle social européen ? Oui, répond dans sa contribution Sophie Garnier, maître de conférences à l'université de Nantes, au sens où "le droit de l'Union européenne constitue, à maints égards, une source originale de droits pour les travailleurs et surtout le corpus le plus abouti de normes supranationales dans le domaine social".

En effet, à la différence d'autres normes internationales, celles de l'UE ont vocation à "créer directement des droits et obligations", les travailleurs pouvant donc s'en prévaloir, d'autant que ces normes ont primauté sur le droit national. Ces règles de droit européennes font-elles pour autant progresser les droits sociaux des travailleurs ? s'interroge ensuite la juriste. Sa réponse est nuancée.
L'Europe, qui a d'emblée chercher à créer un espace commun d'échanges de marchandises, services, capitaux et de personnes, a donc reconnu la libre circulation des travailleurs, et imposé l'interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité. Elle a aussi permis une coordination des régimes de sécurité sociale, afin de garantir une couverture sociale aux travailleurs allant dans un autre Etat, mais il ne s'agit pas d'une harmonisation sociale, d'où les débats continuels sur le dumping lié au travail détaché malgré plusieurs réformes successives de la directive.

Pourtant, l'UE a fait de l'adoption de règles minimales de droit du travail un de ses domaines d'action, que ce soit pour protéger la santé et la sécurité des travailleurs, pour améliorer les conditions de travail, l'information et la consultation des salariés et leur protection en cas de résiliation du contrat de travail. Et pour Sophie Garnier, c'est dans le domaine de la protection de la santé et de la sécurité au travail que l'UE a eu le plus d'influence. "La directive du 12 juin 1989 sur l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail a considérablement fait progresser l'idée de prévention sur les lieux de travail dans les législations des Etats membres, en particulier en France (..) La tranposition française du 31 décembre 1991 a permis de renforcer les exigences en termes de prévention. Depuis, l'employeur est débiteur d'une obligation générale de prévention qui n'est plus limitée au respect de règles particulières de sécurité", souligne la juriste.
Pour cette dernière, le droit européen, en mettant aussi l'accent sur la "participation équlibrée" des travailleurs et de leurs représentants à la prévention des risques, a ouvert la voie "à une approche plus complète des risques, centrée sur leur évitement plus que sur leur réparation et qui associe l'ensemble des acteurs dans l'entreprise", ce qui explique la crainte de certains syndicats britanniques devant l'hypothèse d'une sortie de l'UE (lire notre article). Autre progrès : la proclamation de la charte des droits fondamentaux de l'Union, en 2000. Il s'agit d'un texte doté d'une force contraignante qui affirme, relève la juriste, "l'existence d'un droit à l'information et à la consultation des travailleurs au sein de l'entreprise, d'un droit de négociation et d'actions collectives, d'un droit d'accès aux services de placement, d'un droit à la protection en cas de licenciement injustifié ou encore d'un droit à des conditions de travail justes et équitables".


Cette reconnaissance de droits fondamentaux va donc dans le sens d'une Europe sociale, et cependant, Sophie Garnier juge cette idée en "déclin". Quelques causes sont nettement identifiées : les objectifs économiques des traités ont pris le pas sur les objectifs sociaux, l'Europe a produit moins de textes sociaux, notamment après l'élargissement aux pays de l'Est qui a accru la disparité entre Etats membres, ce qui rend diffcile des directives fixant des exigences minimales, enfin, la non adhésion de l'Union à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, pour des raisons d'incompatibilité de traités, atténue la portée de ce qui pourrait être "un formidable levier de l'Europe sociale".
La juriste regrette aussi que le balancier de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) "pèse aujourd'hui davantage en faveur des libertés économiques au détriment des règles sociales". Sur la question des travailleurs détachés, la CJUE a "une conception très restrictive des textes", la Cour estimant par exemple que le droit fondamental à l'action collective (en vue de contraindre une entreprise à appliquer des dispositions conventionnelles) doit être concilié avec la liberté de prestation de services.
Que penser alors de l'initiative de la Commission européenne qui a présenté en 2016 un "socle européen des droits sociaux" proclamé en avril 2017 lors du sommet de Goteborg en Suède et présenté comme une sorte de renouveau de l'Europe sociale ? Ces 20 principes (droit à l'apprentissage, égalité de traitement entre femmes et hommes, équilibre vie professionnelle et vie privée, etc.) n'ont pas de force contraignante, relativise la juriste, la commission souhaitant utiliser ce socle pour faire adopter des textes relançant effectivement le processus d'harmonisation sociale, comme cela a été le cas avec la directive détachement (lire notre article).
La conclusion de Sophie Garnier est prudente : au moins dans le discours, l'Europe sociale est de retour, "mais il faudra à l'avenir rester attentif à l'effectivité des textes issus du droit de l'UE, spécialement à l'interprétation qu'en donnera la Cour de justice de l'Union européenne".
C'est l'autre partie importante qui sous-tend l'Europe sociale, également abordée par la revue de l'Ires : que peut-on dire de l'espace de négociation entre partenaires sociaux européens ? En effet, les partenaires sociaux se sont vus reconnaître le droit de demander la transformation de leurs accords-cadres en directives, souligne Christophe Degryse.

Fort bien, sauf qu'après une "période faste" suivant l'entrée en vigueur du traité de Maastrich (1995-1999), retrace ce chercheur à l'institut syndical européen (ETUI), ces acteurs sont souvent restés des "co-législateurs potentiels". En effet, analyse-t-il, "le dialogue social européen n'affiche pas à ce jour de résultats à la hauteur des ambitions proclamées" bien que la commission ait souhaité un "nouvel élan pour le dialogue social". En cause : le refus des employeurs de s'engager dans d'importantes négociations pouvant entraîner des textes juridiquement contraignants, mais aussi une sorte de confusion sur l'objet même du dialogue social : "Est-il un forum de discussion pour échanger au sujet des réformes structurelles des marchés du travail ou est-il un lieu de négociation en vue de créer des normes sociales améliorant les condtions de vie et de travail des Européens, comme le prévoit le traité ? Les partenaires sociaux interprofessionnels ne semblent plus sur la même longueur d'ondes à ce sujet".

Il en résulte une tendance visant à privilégier des accords dits "autonomes", c'est-à-dire devant être mis en oeuvre par les partenaires sociaux nationaux selon leurs pratiques et leurs traditions, ces accords portant sur le télétravail (2002), le stress au travail (2004), le harcèlement (2007), le marché du travail inclusif (2010) et le vieillissement actif (2017). Mais comme dans certains pays, la tradition de dialogue social interprofessionnel est faible (comme au Royaume Uni ou en Allemagne), ces accords ne sont pas mis en application.
Le dialogue social sectoriel européen paraît, lui, plus dynamique, soulignent plusieurs contributeurs. Mais là aussi, le bémol est d'importance : la commission décide désormais de ne pas transformer certains de ces accords en directive, car elle a pris l'habitude de les soumettre à des analyses d'impact, ce qui provoque une crise de confiance entre institutions de l'UE et syndicats, ceux-ci se disant : "Si nous n'avons plus la certitude de voir le fruit des négociations avec les employeurs européens se transformer en acte juridique, à quoi bon entamer de telles négociations"?
Pour un autre chercheur, Frédérique Michéa, maître de conférences en droit public de Rennes 1, la commission tente "d'instrumentaliser la négociation collective" afin de la mettre au service de "la flexibilité des formes de contrat de travail et d'une modération salariale", notamment via le programme REFIT. A partir de 2012, ce programme a consisté à passer en revue tout le cadre réglementaire européen pour identifier des possibilités de simplification, une approche contestée par la confédération européenne des syndicats (lire notre article de mai 2014).
Face à ces dynamiques qui changent la donne européenne, le syndicalisme européen peine à peser, constate pour sa part Jean-Marie Pernot. Le politiste en voit la raison dans un décalage entre le projet européen de départ et ce qu'il est devenu.

La confédération européenne des syndicats (CES), nous dit-il, s'est "outillée comme un auxiliaire de l'européanisation des relations professionnelles d'inspiration sociale-démocrate telles que les pratiquaient la plupart de ses affiliés", alors que la construction européenne a muté. "La captation du projet par la vague néolibérale, l'élargissement précipité du début des années 2000, le refus maintenu de la négociation de la partie patronale ont transformé le "dialogue social" en une pâle copie qui rend inefficace -pour un moment en tout cas- l'attente d'une intégration du social par le haut qui pourrait recueillir l'assentissement des organisations du travailleurs", estime le chercheur.
Ce dernier juge que si la CES a constitué des "outils indispensables à l'acquisition d'une conscience européenne des enjeux syndicaux", elle n'est "qu'une pièce" et il faut désormais "construire une puissance d'agir à l'échelle de l'Europe" par "une mise en mouvement de toutes les formes qui peuvent y contributer, formes syndicales, mais aussi toutes les formes du mouvement social avec lesquelles le syndicalisme est susceptible de construire des alliances".
(*) Les Français sont appelés à élire 79 des 751 députés européens. Pour voir les programmes des 34 listes candidates en France, consultez le site du ministère de l'Intérieur.
(**) Créée en 1982, l'Ires, l'institut de recherches économiques et sociales, est un organisme au service des organisations syndicales représentatives des travailleurs, la CFDT, la CFE-CGC, la CGT, FO et l'UNSA éducation la gérant en commun. Elle mène pour ces OS des travaux de recherches et des analyses. Le numéro de la revue de l'Ires dont nous résumons ici certaines contributions est le n°96-97, qu'il est possible de télécharger ici.
Comités d'entreprise européens : "Tout dépend de l'accord conclu"
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"Avec leurs limites, les comités d'entreprise européens (CEE) sont sans doute l'acquis institutionnel le plus substantiel de la période" allant 1992 à 1999, avec la directive de 1994 révisée en 2009, souligne Jean-Marie Pernot. Cependant, observe Josépha Dirringer, maître de conférences à Rennes 1, l'information-consultation n'est pas vraiment définie par la directive, qui oblige en revanche les entreprises transnationales à négocier la mise en place d'une information-consultation à l'échelle supranationale. Il en résulte une grande diversité de modes de réalisation de cette information-consultation. "Tout dépend de l'accord qui a été conclu et de ce que les syndicats auront réussi à arracher comme moyens et comme modalités d'information et de consultation. Qui dit diversité dit aussi disparité", insiste Josépha Dirringer, qui note également le problème d'accords anciens non révisés. Pour améliorer la situation, la confédération européenne des syndicats, rapporte la chercheuse, revendique deux mesures : une sanction forte, comme l'arrêt de la restructuration, en cas de manquement à l'obligation d'information-consultation, et la possibilité pour le CE européen de saisir la justice, ce qui suppose reconnaître à ce CEE la personnalité juridique et lui octroyer des moyens suffisants. ► Au sujet des CEE et de leur vision par les différents pays européens, lire notre article du mardi 14 mai 2019 qui évoque le Brexit et ses conséquences sur les comités d'entreprise européens. |
► Pour retrouver les précédentes "notes de lecture" parues :
Et quelques uns de nos articles sur l'histoire sociale :
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Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux. Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.
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